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Ce chapitre raconte l’un des moments fondateurs de la lignée : l’arrivée du jeune Théodore Decker en Bretagne en 1874 et sa rencontre avec Rosa Edwardes Presgrave, jeune femme née aux Indes de parents écossais issus des traditions millénaires du clan Rattray.
Leurs vies, venues de mondes radicalement différents, se croisent dans le décor maritime de Saint-Malo et de Dinard, villes élégantes où se mêlent familles anglaises, artistes, soldats démobilisés et professeurs venus d’autres régions. Cette rencontre improbable donnera naissance à l’une des familles les plus influentes de Vannes au XXe siècle.
L’union de Théodore Decker et de Rosa Edwardes Presgrave semble, lorsqu’on la contemple à travers le prisme de l’histoire, résumer à elle seule le XIXe siècle : celui des migrations, des échanges culturels, des voyages risqués, des traditions qui s’entremêlent.
Lui, fils d’artisans luxembourgeois, élevé au pied des ruines de Larochette dans une atmosphère de rigueur germanique et de ferveur religieuse, porte en lui le souffle nouveau des musiciens du continent.
Elle, née aux Indes orientales au sein d’une famille écossaise marquée par les révoltes jacobites, les guerres des Highlands et les engagements coloniaux, arrive en France avec une culture hybride, raffinée, faite de langue anglaise, de discipline impériale et de traditions familiales ancestrales.
Saint-Malo, ville aux remparts puissants, devient le théâtre de leur rencontre. Dinard, alors station prisée de la haute société britannique, sera celui de leur union. Vannes, ville paisible de Bretagne, deviendra la terre où ils fonderont leur famille.
Ce chapitre explore la profondeur émotionnelle et historique de cette rencontre, symbole de la fusion de trois lignées qui, jusque-là, n’avaient jamais eu vocation à se croiser.
Lorsque Théodore quitte le Luxembourg en 1874, il emporte avec lui une solide formation musicale acquise auprès de Johann Baptist Zinnen, pédagogue réputé. Le jeune homme de vingt-trois ans traverse une Europe qui se remet des guerres, se modernise, et où les routes vers l’Ouest attirent ceux qui cherchent une nouvelle vie.
La Bretagne, de son côté, s’ouvre progressivement aux influences extérieures. Saint-Malo, cité corsaire autrefois tournée vers le monde grâce à ses marins et explorateurs, accueille depuis quelques décennies une population britannique grandissante. Les Anglais, attirés par le climat marin et les paysages de la côte d’Émeraude, s’installent en nombre dans les villas de Dinard, donnant naissance à une véritable enclave culturelle.
C’est dans cette atmosphère cosmopolite, où se mêlent traditions bretonnes, élégance anglaise et promesse d’avenir, que Théodore et Rosa vont se rencontrer.
Lorsqu’il franchit les remparts de Saint-Malo pour la première fois, Théodore est encore un jeune homme au regard grave. Il découvre une ville animée par le bruit de la mer, les cris des marchands, les pas cadencés des militaires, le va-et-vient des pêcheurs.
Le contraste avec Larochette est saisissant. Ici, la mer domine tout. Les marées dictent le rythme de la journée, les tempêtes façonnent les caractères, et le vent porte l’odeur salée jusqu’aux rues pavées.
Théodore est engagé dans un établissement d’enseignement tenu par des Jésuites. Il loge dans une petite chambre donnant sur les toits de la ville, et sa vie s’organise selon un rythme précis : les cours de solfège le matin, les répétitions l’après-midi, les messes dominicales où il tient parfois l’harmonium ou accompagne les chants.
Très vite, son talent est remarqué. Les notables de la ville évoquent ce jeune professeur venu du continent, courtois, réservé, mais doté d’une musicalité exceptionnelle. Son accent trahit son origine luxembourgeoise, mais sa maîtrise du français s’améliore chaque jour, nourrie par son implication dans l’enseignement.
Bien avant leur rencontre, Rosa connaît une existence marquée par les voyages. Née en 1857 dans les Indes orientales, elle grandit dans un environnement où cohabitent officiers britanniques, administrateurs coloniaux, soldats locaux, serviteurs et institutrices venues d’Écosse ou d’Angleterre.
Sa famille, issue à la fois des Presgrave du Northamptonshire et des Rattray des Highlands, fait partie de la diaspora britannique présente en Asie. Les récits de son enfance évoquent des paysages grandioses : des palais administratifs aux rues encombrées, des marchés animés aux bungalows isolés dans la chaleur tropicale.
Malheureusement, le père de Rosa, major dans l’armée des Indes britanniques, décède à seulement 34 ans le 21 octobre 1862 des suites du choléra, alors qu’il avait pris le commandement du 8° régiment d’infanterie indigène basé à Peshawar, dans le Pakistan actuel.
Après la mort de son mari, Mary-Isabella Presgrave entreprend avec ses six enfants le long et périlleux voyage de retour vers l'Europe. Le canal de Suez n'étant pas encore construit (il sera inauguré en 1869), la famille doit contourner le Cap de Bonne-Espérance, voyage de plusieurs semaines en bateau.
La veuve choisit de s'installer non pas en Angleterre, mais à Saint-Enogat (aujourd'hui quartier de Dinard) en Ille-et-Vilaine. Ce choix s'explique par la présence d'une importante communauté britannique qui transforme Dinard en station balnéaire prestigieuse dès le milieu du XIXe siècle. Les Britanniques, attirés par le climat doux du Golfe Stream, la proximité de Saint-Malo et les coûts de vie plus avantageux qu'en Angleterre, construisent de magnifiques villas, établissent une église anglicane (St. Bartholomew's), et créent une véritable enclave britannique en Bretagne.
Pour Mary-Isabella, retraitée des armées coloniales, cette communauté offre un réconfort psychologique et un réseau d'entraide matériel précieux pour élever ses enfants. C’est ainsi que Rosa se retrouve, adolescente, à fréquenter les salons, les églises anglicanes et les promenades de Dinard, découvrant une France à la fois proche et différente de tout ce qu’elle avait connu.
La première rencontre entre Théodore et Rosa est entourée d’un certain mystère. Les archives de la famille racontent qu’elle se produisit dans le cadre des leçons de musique que Théodore dispensait à Saint-Malo.
Rosa, dans la vigueur de ses dix-huit ans, possédait déjà ce mélange singulier d’assurance et de délicatesse que lui avaient donné son éducation anglaise et son enfance en Inde. Théodore, plus âgé, était frappé par cette jeune femme à l’élégance naturelle, à la voix douce mais déterminée, dont le regard clair semblait traverser les murs anciens de la cité corsaire.
Les premiers cours furent empreints de retenue. Théodore, fidèle à la discipline luxembourgeoise qui avait guidé ses propres études, se montrait exigeant, précis, presque austère. Rosa, habituée à la rigueur des écoles britanniques, accepta la difficulté avec calme.
Rapidement, pourtant, une complicité naquit. Ils partageaient un goût profond pour la musique, pour la culture, pour les langues. Théodore lui apprit à poser sa voix sur les psaumes et les chants liturgiques. Elle l’interrogea sur son enfance, sur son pays, sur la vallée de Larochette qu’elle s’imaginait comme un lieu romantique, entouré de montagnes et de forêts.
La légende familiale raconte que c’est lors d’une répétition au crépuscule, alors que la lumière déclinait sur les remparts de Saint-Malo, que Théodore comprit qu’il éprouvait pour elle un sentiment profond. Rosa, dit-on, s’en aperçut avant lui.
La rencontre de Théodore Decker et de Rosa Edwardes Presgrave n’est pas seulement une anecdote familiale : elle est la jonction de trois histoires, de trois cultures, de trois mondes.
Lui apporte le Luxembourg, sa rigueur, sa musique, son ancrage européen.
Elle apporte l’Écosse, ses traditions anciennes, les Midlands anglais, et l’Inde coloniale où elle est née.
Ensemble, ils fondent en Bretagne une famille dont l’influence marquera profondément la ville de Vannes. Leur mariage, célébré à Dinard en 1877, et leur installation à Vannes en 1881, ouvriront une ère fertile de créations, d’engagements civiques et de récits qui continueront de traverser les générations.
Ainsi s’achève ce chapitre, annonçant le suivant : celui où la famille Decker s’enracine durablement en Bretagne et où commence véritablement l’histoire moderne de la lignée.