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« C'est grâce aux renseignements fournis par les agents des réseaux de Gilbert Renault que peuvent avoir lieu aussi bien l'interception du Bismarck en mai 1941, que l'immobilisation des cuirassés Scharnhorst et Gneisenau, le raid de Bruneval, l'opération Chariot à Saint-Nazaire, et la préparation du Débarquement de Normandie. » — Ordre de la Libération
Dans l'obscurité de la France occupée, un réseau de renseignement allait changer le cours de la Seconde Guerre mondiale. Fondée en novembre 1940 par Gilbert Renault — petit-fils du compositeur luxembourgeois Théodore Decker — la Confrérie Notre-Dame (CND) devint l'un des plus importants réseaux de renseignement de la France Libre, comptant jusqu'à 1 544 agents répartis de la côte Atlantique jusqu'en Belgique.
Placé sous la protection de la Vierge Marie, ce réseau avait pour mission première de surveiller les mouvements de l'ennemi tout le long de l'Atlantique, de Brest à la frontière espagnole. La méthode de recrutement du Colonel Rémy était pragmatique : il choisissait ses agents en fonction des services qu'ils pouvaient rendre dans le cadre de leur activité professionnelle normale — marins, ouvriers des chantiers navals, employés portuaires, photographes comme son oncle Jean Decker à Saumur.
Les informations étaient d'abord transmises à Londres par courrier transitant par Madrid, puis par radio à partir de mars 1941. C'est depuis Thouars et Saumur, grâce à l'opérateur Bernard Anquetil (pseudonyme « Lhermitte »), que les premiers renseignements cruciaux partirent vers l'Angleterre.
Ces informations, patiemment collectées au péril de la vie des agents, allaient permettre certaines des opérations militaires les plus audacieuses et les plus décisives de la guerre.
Le Bismarck était le plus puissant cuirassé jamais construit par l'Allemagne nazie. Avec ses 251 mètres de long, ses 50 000 tonnes à pleine charge et ses huit canons de 380 mm, il représentait une menace mortelle pour les convois alliés de l'Atlantique Nord, vitaux pour la survie de la Grande-Bretagne assiégée.
En mai 1941, la Kriegsmarine lance l'Opération Rheinübung : le Bismarck, accompagné du croiseur lourd Prinz Eugen, doit s'infiltrer dans l'Atlantique pour détruire les convois britanniques. Le 24 mai, dans le détroit du Danemark, le Bismarck coule le légendaire HMS Hood, fierté de la Royal Navy, en quelques minutes. Plus de 1 400 marins britanniques périssent. Il ne reste que trois survivants.
C'est alors que les renseignements de la CND entrent en jeu. L'agent « Hilarion » — Jean Philippon, ancien second du paquebot Ouessant devenu informateur à Brest — avait averti Londres de préparatifs inquiétants dans la rade de Brest. Il avait observé l'installation de « ducs d'albe » (de gros piliers d'amarrage) visiblement conçus pour un très grand navire de guerre.
Ces renseignements permirent aux Britanniques de comprendre que le Bismarck se dirigeait vers Brest pour y être réparé après les dommages subis lors du combat contre le Hood. Les informations transmises par Bernard Anquetil depuis Thouars contribuèrent à orienter la traque.
Le 26 mai, un avion Fairey Swordfish du porte-avions HMS Ark Royal parvint à torpiller le gouvernail du Bismarck, le rendant impossible à manœuvrer. Le lendemain, le 27 mai 1941, une escadre britannique acheva le cuirassé allemand. Plus de 2 000 marins allemands périrent.
La destruction du Bismarck fut un tournant majeur de la Bataille de l'Atlantique. Sans les renseignements sur les intentions allemandes et les préparatifs à Brest, la Royal Navy aurait peut-être perdu la trace du cuirassé, lui permettant d'atteindre un port français et de reprendre sa guerre de course.
Après la perte du Bismarck, les deux autres grands cuirassés allemands, le Scharnhorst et le Gneisenau, stationnés dans le port de Brest, représentaient toujours une menace considérable. Ces navires de 32 000 tonnes, armés de neuf canons de 280 mm chacun, pouvaient à tout moment s'élancer vers l'Atlantique pour attaquer les convois.
La Confrérie Notre-Dame avait placé des agents au cœur même du port de Brest. Ces hommes — ouvriers des chantiers navals, employés portuaires, marins — surveillaient chaque mouvement, chaque réparation, chaque préparatif d'appareillage.
Le 19 juillet 1941, sur des informations transmises par Philippon (« Hilarion »), Rémy fit transmettre un message crucial : « Le Scharnhorst va appareiller ». Immédiatement alertée, la RAF lança des bombardements massifs sur le port de Brest.
Grâce aux renseignements continus de la CND, la Royal Air Force mena plus de 300 raids aériens sur Brest entre 1941 et 1942. Les deux cuirassés furent si régulièrement endommagés qu'ils ne purent jamais reprendre la mer pour menacer les convois atlantiques.
En février 1942, Hitler ordonna le rapatriement des deux navires vers l'Allemagne lors de la célèbre « Course du Channel » (Opération Cerberus). Bien que les navires aient réussi à passer, le Gneisenau fut gravement endommagé par une mine, et le Scharnhorst par des bombes. Ils ne représentèrent plus jamais une menace sérieuse.
Fin 1941, les pertes de la RAF lors des raids de bombardement sur l'Europe occupée devenaient alarmantes. Les scientifiques britanniques soupçonnaient que les Allemands avaient mis au point un nouveau type de radar, d'une précision redoutable, permettant de guider avec exactitude la chasse de nuit et l'artillerie antiaérienne.
Des photographies de reconnaissance aérienne identifièrent une installation suspecte sur les falaises de La Poterie-Cap-d'Antifer, près du village de Bruneval, en Seine-Maritime. Le radar, baptisé Würzburg par les Allemands, était installé près d'un manoir dominant la Manche, orienté vers les côtes anglaises.
Le 24 janvier 1942, Londres envoya un signal au Colonel Rémy, lui demandant des informations détaillées sur les défenses côtières autour du Cap d'Antifer : positions de mitrailleuses, effectifs et réputation des unités allemandes, cantonnements, emplacements des barbelés.
Rémy confia cette mission cruciale à deux de ses meilleurs agents : « Pol » (le capitaine aviateur Roger Dumont) et « Charlemagne » (Charles Chauveau, garagiste au Havre). Se faisant passer pour des ingénieurs agricoles, ils parcoururent la région de Bruneval et rassemblèrent des renseignements d'une précision remarquable.
Ils découvrirent notamment qu'une petite garnison commandée par un sergent efficace était cantonnée à l'Hôtel Beauminet, à l'entrée du village. Ils cartographièrent les défenses, comptèrent les hommes, identifièrent les itinéraires d'accès et de repli.
Fort de ces renseignements, le vice-amiral Lord Louis Mountbatten, chef des Combined Operations, lança l'Opération Biting (« Morsure ») dans la nuit du 27 au 28 février 1942.
120 parachutistes britanniques de la C Company du 2nd Battalion, commandés par le Major John Frost, furent largués sur les falaises. Leur mission : capturer les composants essentiels du radar Würzburg et les ramener en Angleterre pour étude, tout en faisant croire aux Allemands qu'il s'agissait d'un simple raid de destruction.
Le Flight Sergeant C.W.H. Cox, technicien radio de la RAF, accompagnait les parachutistes pour démonter le radar. Malgré une résistance acharnée des Allemands, la mission fut un succès. Les commandos s'emparèrent des pièces maîtresses du radar et d'un technicien allemand prisonnier.
L'analyse du radar Würzburg capturé permit aux scientifiques britanniques, sous la direction du brillant R.V. Jones, de comprendre la technologie allemande et de développer des contre-mesures efficaces.
La plus importante fut le système « Window » : des bandes de papier aluminium larguées par les bombardiers pour saturer les écrans radar allemands. Testé pour la première fois lors du bombardement de Hambourg en juillet 1943 (Opération Gomorrah), ce système réduisit considérablement les pertes de la RAF.
Le Colonel Rémy nota lui-même : « C'est au radar que le Royaume-Uni doit fondamentalement de n'avoir pas été envahi durant l'été 1940. » Le raid de Bruneval permit de retourner l'avantage technologique contre l'Allemagne.
Le succès de l'opération fit l'admiration du général allemand Kurt Student, chef des forces aéroportées de la Wehrmacht, et jeta le trouble au quartier général d'Hitler. Le général Rommel, après inspection du site, ordonna l'évacuation du hameau de Bruneval.
Si le Bismarck avait été détruit, son jumeau, le cuirassé Tirpitz, représentait toujours une menace terrifiante. Stationné dans un fjord norvégien, ce monstre de 53 000 tonnes pouvait à tout moment fondre sur les convois alliés de l'Atlantique Nord.
La doctrine maritime de l'époque voulait qu'on n'engage pas un navire sans pouvoir effectuer des réparations à proximité. Or, sur toute la façade atlantique, un seul bassin était capable d'accueillir un cuirassé de la taille du Tirpitz : la forme Joubert du port de Saint-Nazaire, construite à l'origine pour le paquebot Normandie.
Winston Churchill comprit que neutraliser cette cale sèche de 350 mètres de long sur 50 mètres de large empêcherait la Kriegsmarine d'envoyer le Tirpitz en Atlantique. Il confia cette mission aux commandos britanniques de Lord Mountbatten.
La préparation de l'Opération Chariot nécessitait des renseignements d'une précision extrême. Le réseau de la Confrérie Notre-Dame, qui disposait d'importants contacts sur la côte Atlantique — notamment au sein même des forces armées françaises sous contrôle allemand et parmi les ouvriers des chantiers navals — fut mobilisé.
Les agents recueillirent des informations cruciales :
Plans détaillés du port et de la forme Joubert
Emplacement des défenses côtières et des batteries
Position des mines sous-marines
Effectifs des garnisons (environ 6 000 soldats allemands)
Horaires des patrouilles et des relèves
Ces renseignements permirent aux Britanniques de planifier un raid d'une audace inouïe.
Le 26 mars 1942, une flottille de 18 navires quitta Falmouth : le vieux destroyer USS Buchanan, rebaptisé HMS Campbeltown et camouflé en torpilleur allemand, escortait 16 vedettes rapides transportant 264 commandos.
La coque du Campbeltown avait été bourrée de 4,5 tonnes d'explosifs à retardement, dissimulées dans un réservoir de béton.
Le 28 mars à 1h34 du matin, après avoir remonté l'estuaire de la Loire sous un feu nourri en arborant d'abord le pavillon allemand puis la croix de Saint-Georges, le Campbeltown percuta la porte de la forme Joubert à plus de 20 nœuds, s'enfonçant profondément dans la structure.
Les commandos débarquèrent pour détruire les installations portuaires tandis que les Allemands, dans une confusion totale, croyaient à un débarquement allié.
Le lendemain matin, alors que des officiers allemands curieux inspectaient l'épave du Campbeltown, les explosifs se déclenchèrent. L'explosion gigantesque tua environ 360 personnes, dont de nombreux officiers allemands.
La forme Joubert fut détruite et resta inutilisable jusqu'en 1947. Le Tirpitz ne fut jamais envoyé en Atlantique ; Hitler, échaudé par la perte du Bismarck, le maintint en Norvège comme « forteresse flottante » jusqu'à sa destruction par la RAF en novembre 1944.
L'Opération Chariot est considérée comme le plus audacieux des raids commandos de la Seconde Guerre mondiale. Le bilan fut lourd : 169 morts et 232 prisonniers parmi les 611 participants. Cinq Victoria Cross furent décernées, un record pour une seule opération.
La CND envoya ensuite un rapport permettant aux Anglais d'évaluer la réussite de l'opération, confirmant que la cale sèche était définitivement hors service.
Dès 1942, les Alliés savaient qu'un débarquement massif en France serait nécessaire pour libérer l'Europe. Mais les Allemands avaient entrepris la construction du Mur de l'Atlantique (Atlantikwall), une ligne de fortifications s'étendant de la Norvège à la frontière espagnole.
Pour préparer le Débarquement, les Alliés avaient besoin d'informations précises sur ces défenses : emplacements des bunkers, champs de mines, positions d'artillerie, obstacles de plage, effectifs des garnisons.
En juin 1942, alors que la Gestapo resserrait son étau sur le réseau, le Colonel Rémy fut contraint de fuir la France. Le 17 juin 1942, il embarqua à Pont-Aven sur le bateau de pêche Les Deux Anges avec plusieurs membres de sa famille et le jeune Alain de Beaufort.
Mais il n'arriva pas les mains vides en Angleterre. Rémy transportait personnellement l'un des documents les plus précieux de la guerre : le plan complet des défenses allemandes du Westwall, couvrant le secteur de Cherbourg à Honfleur.
Cette carte allemande authentique, récupérée par des agents du réseau « Centurie » (affilié à la CND), détaillait les positions exactes des fortifications, les calibres des canons, les champs de tir, les zones minées.
Ces renseignements servirent de base aux préparatifs du Débarquement du 6 juin 1944. Les planificateurs alliés purent :
Identifier les points faibles des défenses allemandes
Choisir les secteurs de débarquement les plus favorables
Planifier les bombardements préparatoires avec précision
Anticiper la résistance ennemie
Le Colonel Rémy nota avec fierté que ces informations avaient contribué à sauver des milliers de vies alliées le Jour J.
Le travail de renseignement de la Confrérie Notre-Dame eut un coût humain terrible. En trois ans et demi d'activité, le réseau paya un tribut effroyable :
| Statistique | Nombre |
|---|---|
| Agents engagés | 1 544 |
| Agents arrêtés | 524 |
| Agents déportés | 234 |
| Fusillés ou exécutés | 37 |
| Morts en déportation | 151 |
Le réseau fut dévasté à deux reprises par des trahisons. En juin 1942, une première trahison entraîna 60 arrestations et 52 déportations, dont celles des sœurs de Rémy, Maisie et Madeleine, déportées à Ravensbrück. En novembre 1943, la trahison de deux opérateurs radio causa environ 100 arrestations supplémentaires.
La Gestapo, furieuse de n'avoir pu capturer Rémy, se vengea sur sa famille :
Sa mère fut arrêtée
Cinq de ses sœurs furent emprisonnées, dont deux déportées à Ravensbrück
Son frère Philippe Renault mourut en déportation lors du naufrage du Cap Arcona en mai 1945
Son oncle Jean Decker, agent P2 du réseau et photographe à Saumur, mourut le 15 mai 1945 au camp de Buchenwald
À eux tous, et venant s’ajouter trois autres Decker, résistants : Paul, Jacques (le fils et le père à Évreux) et René à Caen, les membres de la famille ont totalisé 224 mois de prison ou de cellule.
Le général de Gaulle fit Gilbert Renault Compagnon de la Libération par décret du 13 mars 1942 — l'une des plus hautes distinctions de la France Libre. Il reçut également les décorations suivantes :
Commandeur de la Légion d'Honneur
Croix de Guerre 1939-1945
Médaille de la Résistance avec rosette
Distinguished Service Order (Grande-Bretagne)
Officier de l'Ordre de l'Empire Britannique
Officier de la Legion of Merit (États-Unis)
Les renseignements de la Confrérie Notre-Dame contribuèrent directement à :
La destruction du Bismarck (mai 1941)
L'immobilisation du Scharnhorst et du Gneisenau (1941-1942)
Le succès du raid de Bruneval (février 1942) et le développement des contre-mesures radar
Le succès de l'Opération Chariot (mars 1942) qui neutralisa la menace du Tirpitz
La préparation du Débarquement de Normandie (juin 1944)
Ces opérations, rendues possibles par le courage et le sacrifice des agents de l'ombre, changèrent le cours de la Seconde Guerre mondiale. Elles prouvèrent aux Alliés et à toute l'Europe occupée que le Troisième Reich n'était pas invincible.
Comme l'écrivit le Colonel Rémy : « La Résistance est avant tout une affaire de chaîne aux multiples maillons. » Chaque agent, chaque information transmise au péril de sa vie, contribua à forger les victoires qui menèrent à la Libération.
Ordre de la Libération - Dossier Gilbert Renault
Musée de la Résistance en ligne - Archives CND-Castille
Fondation Charles de Gaulle - Biographie du Colonel Rémy
Archives du réseau CND-Castille (www.cnd-castille.org)
Mémoires d'un agent secret de la France Libre (1946-1950)
Bruneval. Opération coup de croc (1971)
La Ligne de démarcation (1964-1970)
Philippe Kerrand, L'Étrange Colonel Rémy, Éditions Champ Vallon, 2020
Guy Perrier, Rémy : l'agent secret n°1 de la France Libre, 2001
Jean-Charles Stasi, Saint-Nazaire 28 mars 1942 - Opération Chariot
Brochure Famille DECKER - Site Internet
Biographie du Colonel Rémy - Archives familiales
Documents du projet Famille DECKER
Ce chapitre est dédié à la mémoire des 151 agents de la Confrérie Notre-Dame morts en déportation, et de tous ceux qui ont donné leur vie pour la liberté de la France.